Juliette Malvagi, Romero Rocha et Julien Wolfersberger¹
Sommaire
- Introduction
- Changement climatique et droits de propriété foncière au Brésil
- Les évènements climatiques extrêmes affectent différemment
les agriculteurs selon leur statut foncier - Discussion
- Références
Introduction
Le changement climatique affecte le développement économique de nombreuses manières et le secteur agricole est particulièrement exposé. Au Brésil, les sécheresses prolongées et les événements météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents imposent des défis majeurs au secteur. À long terme, cela peut non seulement perturber la production alimentaire et les chaînes d’approvisionnement mais aussi affecter des processus clés du développement économique tels que la transformation structurelle. Le secteur agricole emploie encore 9 % de la main-d’œuvre totale au Brésil et est stratégique pour le développement, que ce soit pour les exportations ou pour la consommation intérieure.
Une littérature conséquente a documenté les effets des événements météorologiques extrêmes et du réchauffement climatique sur le secteur agricole. Par exemple, il a été montré que l’augmentation des températures entraîne une diminution des rendements à partir de certains seuils (Burke et al., 2015 ; Schlenker et al., 2006). Pour faire face au changement climatique, les agriculteurs peuvent mettre en place différentes stratégies d’adaptation. Parmi celles-ci, on peut citer les investissements dans les inputs (e.g., irrigation, usage de nouvelles semences) ou des changements de cultures. Ce travail pose la question de recherche suivante : ces stratégies d’adaptation peuvent-elles être expliquées par le statut foncier des agriculteurs ?
Quatre grandes catégories de statut foncier peuvent être distinguées pour les agriculteurs au Brésil : les propriétaires, les locataires, les “partenaires” (en situation de métayage, i.e., propriétaire et exploitant se partageant la récolte dans des proportions fixées par un contrat) et les occupants. Seuls les agriculteurs propriétaires de leurs terres bénéficient ainsi d’un droit de propriété foncier complet. Du point de vue de la théorie économique, ceux qui dépendent le plus du revenu de leurs terres présenteraient davantage d’incitations à investir dans des pratiques résilientes aux évènements climatiques à long terme. Toutefois, certains agriculteurs peuvent souffrir de contraintes de liquidité importantes qui limitent leurs capacités d’investissements et qui peuvent être corrélées à leur statut foncier. Les occupants sont en effet plus susceptibles de manquer de ressources financières par rapport aux autres exploitants. Ces inégalités entre agriculteurs propriétaires et non-propriétaires soulèvent des problématiques importantes pour les économistes et les décideurs publics cherchant à mieux comprendre comment le secteur agricole des économies en développement peut s’adapter face au changement climatique.
Dans un travail de recherche préliminaire mené entre l’Université fédérale de Rio de Janeiro et AgroParisTech-INRAE, nous nous sommes posé les questions suivantes : l’impact à long terme des sécheresses sur les agriculteurs brésiliens diffère-t-il en fonction des régimes fonciers ? Si tel est le cas, quels mécanismes peuvent expliquer ces divergences ? Nous répondons à ces questions en utilisant des méthodes récentes d’économétrie du climat d’une part, et avec des entretiens de terrain mettant en évidence les aspects qualitatifs des résultats d’autre part.
Après une présentation du contexte de l’agriculture brésilienne dans la section 2, les principaux résultats de l’étude sont discutés dans la section 3. La section 4 est consacrée à leurs implications.
Changement climatique et droits de propriété foncière au Brésil
Au cours des dernières décennies, le Brésil a connu une augmentation des températures moyennes et des événements météorologiques extrêmes. La Figure 1 présente le changement dans les niveaux de sécheresse, mesurée par l’indice SPEI, au cours de nos deux décennies d’étude 1995-2017 au Brésil. Les valeurs négatives (respectivement positives) indiquent une augmentation de la sécheresse (resp. humidité).
Nous observons une augmentation générale des niveaux de sécheresse, avec des différences régionales. L’intensité de l’augmentation a été plus marquée dans le Centre-Ouest, dans l’État de Mato Grosso par exemple, et dans la partie nord du pays. Cette évolution du niveau d’aridité représente une menace pour la chaîne d’approvisionnement agricole, car près de 90 % de l’agriculture dépend des précipitations.
Les questions de la distribution des terres et celle de l’inégalité foncière, directement liées, restent importantes au Brésil, le pays n’ayant jamais véritablement achevé sa ré-
forme agraire. Une étude récente de Sparovek et al. (2019) souligne que 10 % des propriétaires occupent 73 % de la superficie agricole à usage privé. Le panel (a) de la Figure 1 présente le changement dans les niveaux de sécheresse sur la période sur la période 1995-2017. Dans le panel (b) de la Figure 1, nous représentons la variation dans le ratio d’occupants sur la période 1995 et 2017. Dans de nombreuses parties du pays, elle a diminué depuis 1995.
La structure foncière remonte à l’époque de la colonisation. Elle est désormais réglementée par la Constitution de 1988 : la culture des espaces potentiellement productifs dans de grandes exploitations est exigée comme une “obligation sociale” de la propriété foncière, avec le droit légal d’expropriation à la demande des occupants si cette exigence n’est pas satisfaite. En revanche, les occupants faisant un usage agricole actif de la terre ne peuvent en théorie pas être expulsés. Cette législation crée le principe d'”assentamentos”, parcelles de terres publiques ou anciennes propriétés privées non productives expropriées, accordées aux familles de paysans sans-terre par l’Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire (INCRA) pour les cultiver.
Les évènements climatiques extrêmes affectent différemment les agriculteurs selon leur statut foncier
Les résultats présentés ci-dessous ont été obtenus en exploitant les données de l’IBGE, qui fournissent des informations au niveau municipal segmentées par droits de propriété. Ces variables ont été combinées avec des données satellitaires de haute résolution sur les précipitations mensuelles et la température, ainsi que l’indice normalisé de précipitation et d’évapotranspiration (SPEI).
Nous commençons par examiner l’effet global des sécheresses sur la productivité agricole dans le Tableau 1, puis nous discutons des mécanismes.
Conformément aux études antérieures, nous identifions un impact négatif des sécheresses sur la productivité agricole, mesurée par la production par travailleur. De manière intéressante, les résultats suggèrent un effet négatif plus prononcé pour les producteurs qui occupent ou louent la terre. Une augmentation d’un écart-type du niveau d’aridité au-dessus de la moyenne de la municipalité se traduit par une diminution de la productivité agricole de plus de 12% pour les occupants et les locataires, mais “seulement” de 4,5% pour les propriétaires fonciers.
La productivité des sols est également affectée. Pour aller plus loin, l’étude se concentre sur les rendements de certaines cultures. Nous constatons que les épisodes de sécheresse diminuent la production par hectare de maïs et de manioc, avec un impact significativement plus fort pour les occupants et les métayers que pour les propriétaires. Ces cultures sont au cœur des régimes alimentaires de base dans le pays, ce qui signifie que l’agriculture de subsistance est potentiellement la plus affectée par les sécheresses.
Les propriétaires et les locataires s’adaptent grâce à l’irrigation et au changement dans la composition de la production. Pour expliquer ces résultats, nous nous tournons vers les stratégies potentielles d’adaptation. Nous constatons que les sécheresses sont associées à une augmentation globale de la part des exploitations irriguées.
En examinant les hétérogénéités selon le statut des agriculteurs, nous constatons que cette augmentation de l’irrigation est tirée par les locataires et les propriétaires, tandis que l’effet est non significatif pour les occupants et les partenaires. Il est intéressant de noter que le coefficient pour les locataires est deux fois plus élevé que celui des propriétaires. Cela pourrait venir du fait que les locataires dépendent davantage des revenus immédiats provenant de la récolte, contrairement aux propriétaires qui diversifient leurs risques notamment par l’accaparement des terres (Fleixor et Pereira Leite, 2017). Les conséquences globales de ces dynamiques pourraient probablement conduire à davantage d’inégalités entre producteurs, au détriment des occupants et des partenaires.
Enfin, l’analyse montre que les locataires et les propriétaires sont également plus susceptibles que les autres de se spécialiser dans l’élevage suite à des épisodes de sécheresse. Cela suggère que les agriculteurs dont les droits fonciers sont plus faibles (par exemple les occupants) ne sont pas en mesure de mettre en œuvre une telle stratégie d’adaptation.
Discussion
Le changement climatique impose de nouveaux défis au secteur agricole et il est probable que les agriculteurs s’adaptent différemment en fonction de leur statut foncier. Il s’agit de l’hypothèse testée dans ce projet de recherche. Le résultat principal montre que les propriétaires sont effectivement moins négativement impactés par les sécheresses que les autres agriculteurs ayant des titres fonciers plus précaires. Cela est vrai pour la productivité du travail (output par travailleur) et de la terre (output par hectare).
Concernant les mécanismes d’adaptation, nous constatons que les propriétaires et les locataires ont augmenté le recours à l’irrigation et modifié leur production plus que les autres types d’agriculteurs, qui eux font face à des contraintes budgétaires plus marquées. Cela confirme que le statut foncier joue un rôle clé dans l’adaptation aux nouvelles conditions climatiques.
Une enquête de terrain a également été menée pour mieux comprendre dans quelle mesure les résultats quantitatifs présentés ici peuvent être expliqués par les inégalités entre les propriétaires et les fermiers vivant dans des “assentamentos”. Dans l’ensemble, les agriculteurs interrogés ont souligné un manque d’accès aux infrastructures (routières, électriques, de formation, etc.) et aux ressources financières comme barrière principale à l’adaptation, suggérant notamment l’existence de contraintes de crédit importantes. Par exemple, lorsque les terrains occupés sont reconnus comme des campements officiels par l’INCRA, l’État est supposé fournir des infrastructures aux agriculteurs. Cependant, les agriculteurs interrogés ont souligné l’écart existant avec la réalité. Souvent, même après leur installation, les familles restent organisées dans le “Mouvement des travailleurs Sans Terre”. Ainsi, bien que l’obtention d’un titre foncier officiel soit une étape clé, il est également décisif de garantir l’accès au financement, aux infrastructures productives et à l’assistance technique afin de donner la possibilité aux agriculteurs de s’adapter aux chocs climatiques.
Dans l’ensemble, les résultats quantitatifs et qualitatifs présentés dans ce travail indiquent que la sécurisation des droits de propriété peut représenter un outil décisif pour atténuer les impacts négatifs du changement climatique sur l’agriculture et le développement. Cependant, il s’agit d’une question politique complexe dont la mise en œuvre doit être pensée avec soin.
Pour en savoir plus :
1 – Juliette Malvagi: AgroParisTech et ENS Paris-Saclay, contact: juliette.malvagi@agroparistech.fr ; Romero Rocha: Federal University of Rio de Janeiro ; Julien Wolfersberger: Université Paris-Saclay, UMR AgroParisTech-INRAE PSAE, Chaire Economie du Climat ;
Références
Burke, M., Hsiang, S. M., & Miguel, E. (2015). Global non-linear effect of temperature on economic production. Nature, 527(7577), 235-239.
Flexor, G., & Leite, S. P. (2017). Land market and land grabbing in Brazil during the commodity boom of the 2000s. Contexto Internacional, 39, 393-420.
Schlenker, W., Hanemann, W. M., & Fisher, A. C. (2006). The impact of global warming on US agriculture: an econometric analysis of optimal growing conditions. Review of Economics and statistics, 88(1), 113-125.
Sparovek, G., Reydon, B. P., Pinto, L. F. G., Faria, V., de Freitas, F. L. M., Azevedo-Ramos, C. & Ribeiro, V. (2019). Who owns Brazilian lands?. Land Use Policy, 87, 104062.
Vicente-Serrano, S. M., Begueria, S., & Lopez-Moreno, J. I. (2010). A Multiscalar Drought Index Sensitive to Global Warming: The Standardized Precipitation Evapotranspiration Index. Journal of Climate, 23 (7), 1696–1718.
Notes de fin :
2 – Indice normalisé de précipitations et d’évapotranspiration (SPEI) qui prend à la fois en compte les précipitations et l’évapotranspiration potentielle pour déterminer la sécheresse (voir Vicente Serrano et al., 2010).
3 – Atlas Irrigação: Uso da Água na Agricultura Irrigada (Agência Nacional de Águas, 2017).
4- Nous utilisons les données et la classification de l’Institut brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE) indiquant “la condition du producteur en fonction de sa relation avec la terre” pour chaque établissement agricole. Le régime de propriété foncière est défini ici à la fois selon une distinction basée sur la formalisation de la propriété par le biais d’un titre officiel (propriétaire vs occupant) et le type de tenure foncière (locataire et partenaire). La figure 1(b) représente la part d’établissements agricoles gérés par un producteur “occupant” par rapport à l’ensemble des établissements agricoles dans chaque municipalité (13% des établissements dans tout le pays contre 77% pour les propriétaires, 4% pour les locataires et 4% pour les partenaires).
5- Le travail de terrain est composé d’observations participantes et d’entretiens semi-directifs avec des agriculteurs et des agents du recensement. Un entretien a été mené avec un coordinateur et un technicien de l’IBGE, et deux autres avec des agriculteurs : Flavio, membre du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), avec des responsabilités au sein du mouvement, et Laura, membre du Mouvement des petits agriculteurs (MPA), qui a également travaillé comme recenseuse lors du dernier recensement agricole. Flavio vit dans un “assentamento” à Campos dos Goytacazes (RJ) et produit principalement du café, des noix de coco, des bananes et des mangues. Laura travaille à Guapimirim (RJ) où elle cultive des bananes, du café et du cacao. Tous deux pratiquent l’agroécologie et produisent pour la consommation locale entre agriculteurs, et pour la vente sur les marchés locaux et dans les écoles.